Œuvriers tauliers, si je me suis arrêté à cette expression apparue ici dans des programmes, plusieurs événements de ces dernières années dont l’annulation du Festival d’Uzeste 2000 n’est pas le moindre, m’y ont renvoyé. Autant dire que mon propos est bien plus le fruit d’expériences vécues qu’une tentative de théorie que je crois cependant possible et nécessaire.
Commençons par le commencement : ceux qui se sont nommés ainsi, oeuvriers tauliers sont des artistes. Artistes, il n’y a pas, croit-on, de qualification plus enviable. Alors pourquoi ce goût du déclassement apparent dans le monde du boulot et de la taule ? Serait-ce que les intéressés veulent tout reprendre par le bas ? Sans doute.
Mais attention, ce bassisme n’est pas ce que l’on croit. Tout reprendre par le bas certes mais tout autrement. Dans œuvre il y a le rappel de l’ouvrier et dans ouvrier il y a la convocation à l’œuvre. Cette provocation se double d’une autre et qui tient au collage de deux mots qui pourraient paraître, au départ, maudits : oeuvriers tauliers.
Pas d’ouvriers et d’artistes sans patron, patron économique ou patron politique,l’ouvrier et l’artiste le croient et le patron le veut. Je crois que les artistes, c’est mon sentiment, affectent une légèreté de bienvivant et qu’ils sont en fait profondément affectés par le malheur d’être ballottés de cachet en cachet, de contrat en contrat, de «coup»en «coup», au gré des programmes d’un gestionnaire de festival, d’un administrateur de centre ou d’un élu.
Et cependant, le concert préféré de Charlie Parker, c’est une journée dans un mariage juif à NewYork. Le théâtre le plus aimé, le plus abouti de Kateb Yacine est dans l’aventure qu’il a vécu, contre toutes les autorités, avec les femmes algériennes, et d’ailleurs ça en dit long sur ce qui s’est passée nsuite en Algérie. Le cinéma de référence en France est celui d’un metteur en scène Jean Renoir, hanté par «la vie est à nous». Le premier a été une sorte d’ouvrier du jazz embauché débauché, le deuxième ouvrier (agricole) itinérant dans son œuvre, taulier menacé de taule,le troisième oeuvrier taulier privé à la fin de commande. Autrement dit ce que suggère cette histoire en raccourci c’est qu’un spectre hante le monde de la culture, celui de l’œuvrier-taulier.
L’expression est plus généralement intéressante parce qu’elle rassemble un premier terme idéaliste et un second très matérialiste. L’œuvrier, c’est connu ne pense qu’à la postérité et le taulier qu’au pognon en fin d’exercice. L’oeuvrier taulier doit donc tout assumer de sa démarche, la prétention et le risque, la réussite et l’échec, la folie, sans compter et les comptes de fin d’année. Il est ainsi dans le rouge d’une contradiction entre le non-marchand et le marchand. La Compagnie Lubat est aussi une réalité économique, elle a une valeur, un prix et en même temps chaque fois que le marchand veut récupérer le non marchand, plier la démarche,le dé-marchand, l’œuvrier se rebelle et c’est ce qui se passe à Uzeste.
D’une certaine manière on pourrait dire qu’il y a actuellement, dans la culture, lutte entre deux Bernard, Bernard Arnault de LVMH, quatre initiales devenu le vrai patron du festival d’Aix-en-Provence, comme quoi on peut faire chanter les connus sur scène, et faire déchanter les autres, inconnus dans ses usines, et Bernard Lubat tenant d’une culture que je définirai en trois mots : ni chanteur, ni enchanteur, ni déchanteur.
Un temps j’ai pensé que cette expression œuvriers tauliers était une originalité verbale de la Compagnie Lubat en forme de boutade avant de découvrir qu’il y avait un pluriel à ce singulier. Je ne citerai que deux cas, qu’illustrent d’ailleurs deux personnages emblématiques de deux mouvements, BernardThibault dans les grèves de 95 et José Bové dans l’aller-retour Millau-Seattle-Millau.
Le syndicalisme, entre attentes et déceptions est sollicité de deux côtés. D’abord par ce qu’on a cru lui être extérieur le fameux sociétal. Ensuite dans l’intimité même du monde qu’il est sensé représenter et qui ne le vit pas ainsi.
Pour ma part je dirai, même si c’est quelque peu vite dit, que l’avenir est à un syndicalisme œuvrier. Et là encore retenons la dialectique de ce mot qui signifie à la fois ouvrier, au sens noble, humain, solidaire, combatif, politique du terme, ce que de récents événements nous invitent à ne pas oublier, et œuvre si l’on entend par là ce que chacun, dans le monde syndical, va être capable de créer d’entreprendre de construire et de penser bien au-delà des phrases toutes faites et des simplifications inaudibles. Il fait bien convenir que les percées de Sud dues à des frustration sévidentes, à des blocages, en témoignent même si cela va se jouer pour beaucoup, comme on l’a vu dans l’affaire de l’UNEDIC avec la CGT et ses promesses de congrès.
Alain Delmas ne m’en voudra pas si pour illustrer ce propos, je cite la marche des chômeurs de la CGT en GIRONDE il y a quelques années et qui avait fait, je crois, œuvre.
La question de la finalité du travail, autour de laquelle vont se jouer, je pense, des choses très importantes établit d’ailleurs un pont d’un cas à un autre.Les ouvriers désespérés et révoltés de Cellatex comme les techniciens de TotalFina auraient beaucoup à dire sur ce sujet.
D’ailleurs, dans les deux cas, et je n’en dirai pas plus, il s’agit d’empoisonnement de ce qui est à l’origine de la vie : l’eau. La question de la finalité du travail, de la valeur d’usage vient d’être posée de façon fulgurante et en grandeur nature à Millau. Attention le démontage du chantier du Mac’Do a failli être un train qui en cache un autre. L’autre c’est l’explosion d’un mouvement pratiqué et théorisé depuis vingt cinq ans et auquel, comme d’autres, j’ai été moi-même aveugle. Le Larzac de Bové que j’ai découvert en octobre 1999 n’a que peu à voir avec une jacquerie paysanne ni avec un groupe gauchisant en mal d’étincelle mettant le feu à la plaine. Il y a là-bas, l’expérience durable d’une pratique sociale de production d’une société où les paysans ne possèdent pas la terre, ils possèdent leurs moyens de travail, ils commercialisent leur production, une pratique sociale de production autogérée, de coopération, de réflexion à valeur universelle. Ces rebelles ont du fond. Et, j’ose le dire, ils ont bien quelque chose à voir avec les œuvriers tauliers.
Dernier cas sur lequel on serait surpris de me voir faire l’impasse, celui de la politique. Je ne suis pas de ceux qui font une croix dessus. La politique en général ni même les partis en particulier ne doivent rester indemnes du remue-ménage dont Uzeste ou Millau sont des défrichements. Sinon la France rejoindra la tradition appauvrissante du monde anglo-saxon où alternent des grondements de rue sans lendemain et des résultats électoraux pratiquement connus à l’avance.
La politique, les partis ont grand besoin, un besoin urgent, d’œuvriers tauliers. Etre à la fois part de l’ouvrier au sens étendu du terme, faire œuvre en tous domaines et pratiquer l’art de se diriger est un défi à relever. A ce prix la classe œuvrière ira au paradis ».
Charles Silvestre
Les Entretiens d’Uzeste : « Les œuvriers tauliers »
mercredi 16 août 2000